live your life • Manja

• Manja c'était la parfaite petite fille, celle que tous les parents rêvaient d'avoir. Elle avait des bonnes notes, était inscrite à la FDJ (Freie Deutsche Jungend) et se passionnait pour la gymnastique. D'ailleurs Manja voulait tout faire bien. Manja ne s'est jamais vraiment posé de questions sur elle-même. Ses parents ne l'ont jamais fait non plus. À vrai dire en RDA notre chemin était tout tracé. Manja savait qu'elle devait apprendre pour pouvoir travailler, et ensuite, trouver un mari qui la comblerait. C'est ce qu'elle a fait. Après une jeunesse banale, elle a trouvé un emploi dans une usine d'agroalimentaire qui fabriquait, avec les moyens du bord, des subsitus de soda. C'était par forcément la belle vie mais Manja s'en accomodait.
• Cela ne l'empêchait pas le soir, une fois dans son lit, se servant d'une lampe de poche, de regarder des magasines de mode et de rêver. Parfois il y avait des Vogue ou Vanity Faire qu'elle avait "trouvé". Vers 14 ans, pour la féliciter de son passage en 9e classe, elle avait reçu une machine à coudre. Sa mère lui avait appris à s'en servir et Manja commença tout doucement à se créer des vêtements. Elle était douée et se sentait les épaules pour travailler dans ce domaine. Ses parents trouvaient ça très futile et ne l'ont pas poussé. Ils l'ont même freiné.
• Manja est restée très peu de temps à la chaine. Ses supérieurs ayant vu en elle des qualités de gestion (et sa foi inébranlable au régime d'Honecker), lui ont proposé un poste de secrétaire auprès du directeur. Elle s'est empressée. Ce métier rendait fiers ses parents. C'est lors de la fête nationale de 1987, à 20 ans, qu'elle rencontra son futur mari. Il était jeune, beau, étincellent. Elle qui avait peu connu (que dis-je : pas !) d'hommes avant lui se sentait comme revivre. Il était bon parti pour ses parents, du coup il a eu le feu vert pour la courtiser. Et il l'a finalement épousé. C'est alors qu'elle scella son sort. Puisqu'elle n'a pas vécu avec lui avant le mariage, elle ne savait pas à quoi s'attendre. Et le bel étalon s'est révélé être un monstre.
• Elle n'en parle jamais, garde ce qu'elle a vécu au plus profond d'elle. Pas moyen de lui faire ouvrir la bouche sur ces trois années de souffrance. Ça a commencé par des petites réflexions, des paroles blessantes. Puis les gifles, les coups, les piétinements. Et enfin la soumission totale. "Manja elle est parfaite, elle fait tout ce que tu veux." Elle avait perdu le sens de la réalité. D'ailleurs son corps se pétrifiait quand la violence apparaissait. Elle ne pouvait pas dire non. Elle ne se sentait plus maitresse d'elle-même. Pour faire plaisir à son mari, elle a arrêté de travailler. Elle ne rencontrait que des amis qu'il lui choisissait. Des personnes proches du parti, comme lui. Personne ne le savait. Personne ne sentait qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas.
• Et ce fut le soir de la chute du mur que tout changea. Un monde sans communisme, elle n'y avait jamais pensé. Elle l'avait toujours vu ce mur. La curiosité d'aller de l'autre côté lui traversa l'esprit pour la première fois ce soir-là. Son mari enchaînait les verres de vodka devant sa télévision, se demandant ce qu'il arriverait de lui, de son poste et de sa famille. Manja était enceinte et tout en repassant des chemises, elle avait les yeux rivés sur l'écran, pensant que l'heure était venue. L'heure était venue de décider pour elle-même. Dans les semaines qui suivirent, elle demanda le divorce. Mais bien sûr son mari n'était pas d'accord. Il la frappa si fort ce soir-là qu'elle perdit son bébé. Lorsque le médecin des urgences le découvrit il lui fit une attestation et elle put se retrouver en foyer pour femmes seules. Dans la nouvelle République l'administration était très lente. Le divorce mit du temps a être prononcé mais il le fut en 1991. Son mari ne fut jamais puni mais étant trop proche des idées du parti il déménagea en Russie pour vivre librement ses convictions.
• Au début de sa vie au foyer, Manja, qui n'avait jamais quitté sa machine à coudre, retouchait les vêtements de ses camarades. Elle créait aussi des habits faits dans les restes de drapeaux et d'uniformes de la RDA qui ne servait plus à rien. Les filles qui sortaient du foyer revenait souvent la voir pour lui demander des services de couture et Manja comprit qu'elle devait monter son atelier. Mais comment faire ? Elle dessina des modèles puis les confectionna et commença à les vendre sur les marchés. C'est comme ça qu'elle se fit connaitre. Au début de l'année 1994 tout changea : elle prit son envol. Ayant trouvé un petit local servant d'atelier et de studio pour vivre, elle s'installa dans son nouveau chez elle, prête à radicalement changer de vie. Que dis-je, à commencer enfin sa vie !