in the bleak midwinter

Les hivers gelés, les bâtiments gris, la fumée noire des usines, l'idéologie servie dés le petit-déjeuner, les histoires des oncles morts au champ d'honneur, la pauvreté latente, les vêtements reprisés, les veillées au coin du feu, les rires, les chansons, l'odeur de la vodka.
La fuite, la faim, le froid.

Enfance abandonnée avec la ville natale, avec la mère, les sœurs. Ils n'étaient plus que trois : le père, Nastia, le tout petit frère. Le père était contre le parti ou avait été dénoncé comme tel. Mystère, Nastia n'eut jamais la réponse. Mais à quatorze ans, la voilà sur les routes, à se débrouiller pour trouver à manger pour le frère, à boire pour le père. A comprendre que rien ni personne ne viendrait la sortir de là. Ils fuient, vers l'ouest, vers le capitalisme pourtant si décrié. L'père, ça le rendait malade, alors il se vengeait sur la vodka, ce qui n'améliorait pas son cas. Nastia, elle finit par partir avec le frère sous le bras. Pas l'choix : l'ivrogne n'avançait pas et c'était "marche ou crève", doctrine devenue mantra.

Sans l'père, il n'y avait plus de raison de fuir mais plus d'envie de rentrer à la maison. Leningrad, c'était l'incertitude, le risque de se croire enfin chez soi et de se retrouver face à un champ de ruine. De toute façon, le petit frère n'y tenait pas tant que ça, il en était parti trop jeune pour s'en souvenir réellement. Sa famille, c'était Nastia, point. Alors ils continuèrent leur périple, de villes en villes, au grès des occasions, des petits boulots de Nastia, de la pluie et du beau temps. Et ils atterrirent à Berlin.

Berlin Est, bien évidemment. Elle avait déjà raccourci le prénom, abandonné le patronyme, seul le nom de famille resta presque inchangé : elle en fit juste sauter la déclinaison pour l'aligner avec celui du petit frère. Être russe, ce n'était pas forcément bien vu alors autant ne pas sonner si russe que ça. Le petit entra à l'école, Nastia s'fit marcheuse sous portique. Puis superviseuse de marcheuses, puis, puis il y eut Ludwig, son sourire, ses mains de pianiste, ses cheveux blonds. Ils emménagèrent tous les trois, dans un appartement minable mais ils étaient si bien. L'avenir semblait s'annoncer radieux, qu'importe s'il  avait un mur qui les coupait du monde pseudo-moderne, qu'importe les années de misère. Il y avait l'argent qui coulait peu à peu, le p'tit frère qui grandissait heureux, des projets d'club clandestin. Ils achetèrent un bar, dans une rue déserte. Ils le retapèrent comme ils le purent. Le réseau fit le reste. Nastia, elle en connaissait pleins des filles qui seraient ravies de bosser sous un toit, puis elle connaissait plein de clients potentiels aussi. Ludwig se chargea du reste : de l'alcool, des meubles, des verres, de jouer au mec de sécurité, de veiller à ce que le petit monde tourne bien.

Et un jour, Ludwig ne fut plus là. Règlement de compte entre bars. La chute du mur avait amené avec elle la concurrence des voisins de l'ouest. Incendie du club d'abord, puis exécution à bout portant du soi-disant propriétaire. Resta Nastia, son frère, son deuil et les décombres. Nastia qui garda la tête haute malgré ses sourires plus rares et ses rires qui sonnaient creux. Ils avaient de l'argent de côté, avec elle fit rénover les lieux, modernisa le tout. Ça faisait plus club minable de l'est maintenant, il fallait s'adapter à l'air du temps. Elle y ajouta la musique, la danse, l'alcool typique des occidentaux vint quasiment remplacer la vodka. Puis elle continua de régner sur son petit monde et le premier qui tenterait de l'incendier de nouveau regretterait d'être né.